Apnée8

Au début, j’écrivais à la main. Je griffonnais à longueur de journée dans des carnets, sur des bouts de nappes, des cartons de bière. J’étais allergique aux machines à écrire. Trop lentes. Les sténos de Libé étaient rapides comme l’éclair. Je dictais mes articles de cabines perdues en pleine cambrouse à un magnétophone qui n’attendait que moi dans un bureau à Paris. Les ordinateurs ont débarqué comme une évidence pour tous. J’ai été un des derniers au journal à en récupérer un. J’étais malheureux comme un ouvrier à qui on aurait volé son marteau, sa pelle, sa tenaille et qu’on aurait placé subitement devant une machine-outil. Avec ses gros doigts. Le travail serait effectué plus rapidement, sans imperfections. Mais bon.
Les rayures, les aspérités, les mots de travers, j’aimais ça. Je tapais avec un doigt, puis deux. J’avais l’impression de vivre au ralenti. Puis j’ai trouvé le rythme et il ne m’a plus quitté. Je me suis mis à taper de plus en plus vite. J’ai pu envisager un premier roman. Je l’ai d’abord écrit à la main, pour le retaper sur une vieille Underwood qui alignait systématiquement deux e à la place d’un. Ensuite, j’ai projeté mes mots sur des écrans.
J’ai changé neuf fois d’ordinateurs, une horreur de pc Toshiba et huit Mac qui sont devenus mes amis. Maintenant, on me propose des logiciels de reconnaissance vocale pour être plus efficace. Un ami veut m’installer une caméra numérique pour balancer tous les jours le journal de ma vie sur un site visité quotidiennement par des dizaines de milliers de gens. Tout ce que j’ai vécu ces derniers mois m’amène vers les nouveaux médias de l’Internet. On me propose des blogs, des petits films vidéos sur Youtube, des chats. Mais je résiste.
Quelque chose d’imprévisible est en train de nous arriver. L’outil qui sert à écrire et le support sur lequel on inscrit nos phrases a une incidence sur notre manière de penser. La connexion permanente sur le monde en mouvement est obsédante. L’outil conditionne la pensée. Mes idées, mes visions, mes sentiments filent. Je veux les saisir, les divulguer, partager, convaincre, témoigner. Je crois les attraper si je les expédie par écran interposé. L’outil tue la pensée par excès de réactivité. En me livrant sur le net, je suis en train de mollir, de me diluer.
Je préfère les livres même s’ils sont gros et chers et longs à mettre en place, même si tout me pousse à écrire vite dans de petits modules puis à les jeter au plus grand nombre. Ce travail de restitution rapide est sans issue. Petit à petit, face à la profusion, la voix s’éteint. La gratuité de ces gestes –blog, chat, vidéo témoignage- a quelque chose de désespéré.
Quand la guerre en cours sera finie, je me remettrais à écrire en prenant du temps et des notes. Je regarde la vieille Underwood dans le coffre sous la cage d’escalier. J’hésite.