Ce texte est la préface d'un livre de photos qui seront exposées au Musée d'Art moderne de Genève en Juin.En juillet 2002, je ramais à rendre intelligible le résultat de mes enquêtes sur le fonctionnement de la planète financière. J’étais fatigué d’entendre que ce que j’écrivais était compliqué. Je me souviens du moment où la route s’est éclaircie. Je partais en vacances. La voiture était pleine de cris d’enfants. Je conduisais, la tête dans le livre que j’avais laissé en chantier, me rabattant, zigzaguant entre les caravanes pour arriver le premier aux stations de péage, ralentissant à la vue d’un motard ou d’un radar. On me parlait, mais je ne répondais pas. Je cherchais la métaphore qui allait mettre tout le monde d’accord. En me faisant doubler par une grosse berline immatriculée en Suisse, à laquelle était accrochée une remorque, j’ai eu une illumination. La berline avait disparu dans l’angle mort de mon rétroviseur. Je me suis dit que la planète financière fonctionnait comme un réseau autoroutier. Avec ses stations de péage, ses bandes d’arrêts, ses voitures, ses remorques, ses plaques d’immatriculation, ses gendarmes, ses voleurs et ses itinéraires bis.
Un véhicule en dépasse un autre et reste, grâce à sa vitesse constante, caché dans le point aveugle du rétroviseur. Il aura disparu. Il aura réellement disparu de votre champ de vision, avant de réapparaître, comme par magie, quelques secondes plus tard. Il en est de même avec les transferts d’argent et valeurs. Des montagnes de yens, d’euros, de roubles ou de dollars, des paquets d’actions et d’obligations sont à portée de vue dans les remorques de grosses cylindrées sur les autoroutes de la finance. On ne les voit pas, parce qu’on ne veut pas les voir.
J’ai longtemps cru qu’il était impossible de retrouver la trace d’un virement dès qu’il passait la frontière d’un pays.Trop de trafic. Trop de vitesse. Trop de mensonges. Pas de mémoire. Ma découverte du rôle joué par les chambres de compensation internationales Clearstream et Euroclear et par la société de routing financier Swift m’a permis de comprendre à quel point mes représentations de l’argent et du capitalisme étaient fausses. Non seulement les transactions financières étaient enregistrés, mais ces informations étaient centralisées et conservées dans d’immenses gares de triage de la finance. A elles trois, ces sociétés pieuvre possédant des antennes et des clients sur toute la planète, sont devenues en une vingtaine d’années, grâce à la puce électronique et aux progrès de l’informatique, les outils essentiels de la mondialisation. Les gestionnaires du trafic dans le global village. Les sociétés de transports du capitalisme financier. Ses caisses enregistreuses. Ses pompes à essence. Ses tours de contrôle. Ses boîtes noires aussi. Toutes les banques de la planète, mais aussi des multinationales et des sociétés plus troubles sont connectés en permanence sur leurs réseaux et s’en servent pour transférer, acheter, vendre, tricher, voler, cacher. Foncer. Disparaître.
Swift se contente d’enregistrer et de transmettre des ordres de virement de banques à banques. Vous êtes en Italie, vous louez une voiture : le loueur, en passant votre carte de crédit dans son appareil, utilise le réseau Swift auquel est forcément abonné votre banque pour débiter votre compte en Basse Normandie ou sur une lagune de Saint Barth. Clearstream et Euroclear sont chargées d’organiser le commerce transfrontalier des actions et des obligations, de garantir la solvabilité des clients sur les marchés, de fluidifier les échanges financiers mondiaux et de les compenser. Elles peuvent transférer du cash , mais elles sont surtout chargées de transformer vos avoirs en investissements. Elles les font voyager et les conservent dans leurs immenses parkings souterrains. Elles sont payées pour ces services. Une commission à chaque passage et un loyer pour chaque garage.
Les banquiers et leurs informaticiens jouent sur la vitesse des échanges et sur notre ignorance des techniques de déplacements bancaires pour nous flouer. Ils utilisent dans les points aveugles du système de subtils outils de transformation et de transfert de valeurs. Ils peuvent aller si vite dans les échanges qu’on ne peut pas les suivre. Ils peuvent masquer les numéros de certaines plaques ou mélanger les remorques et les voitures au péage de telle sorte que le temps d’un déplacement, on ne sache plus très bien à qui appartient quoi. Et vers où tout cela file.
Tout se fait par des jeux d’écritures comptables. Les informaticiens de Clearstream ou d’Euroclear compensent les pertes et les gains des uns et des autres. Le cul vissé dans leur fauteuil à Luxembourg ou à Bruxelles, ils voyagent au quatre coins de la planète. On verse un million de francs dans son agence bancaire à Monaco. Le temps de se retourner, l'argent a déjà filé sur un compte à Paris, est revenu sous forme d'un placement à Jersey. Les réseaux autoroutiers sont interconnectés. Les ordres de virement filent par des câbles qui relient des ordinateurs qui relient des disques durs qui relient des coffres forts électroniques. A Londres, Francfort ou Genève, des opérateurs ont l’œil sur ce qui file. Ils partent de Swift empruntent un bridge qui les amènent chez Clearstream, puis un autre qui les fait revenir à Euroclear. Parfois on leur demande encore plus de vitesse ou de discrétion pour certains transferts. Ils utilisent alors des itinéraires bis. Ils quittent le flux et se rendent invisibles. Ils jouent sur les numéros de plaque, changent de véhicule, sèment leurs poursuivants. Ils peuvent aussi effacer les traces de certains passages. Des masses entières d’argent ou de valeurs disparaissent pour réapparaître sous une forme différente plus loin. Plus loin que la mer, dans un paradis fiscal, au large.
Les paradis fiscaux sont des leurres, des villes fantômes en bout de piste. Inutile d’aller y chercher ce qu’on ne trouvera pas. Les véhicules financiers y ont, en quelque sorte, simulé un dépôt. L’information financière reste enregistrée et accessible dans les archives électroniques des gares de triage de ce capitalisme qui devient de plus en plus clandestin. Toujours Clearstream et Euroclear. La première a son siège dans un paradis fiscal. Le Luxembourg. C’est à dire un lieu où aucun juge indépendant ne mettra jamais les pieds. La boucle apparaît ainsi bouclée.
La multiplication des radars sur les autoroutes françaises a réduit considérablement les excès de vitesses et les accidents mortels. La peur de l’amende et du gendarme a joué. La multiplication des itinéraires bis, des trafics de plaques et des véhicules dépassant la vitesse autorisée ont transformé en jungle inaccessible le réseau autoroutier financier. Le capitalisme n’est pas devenu fou, comme le prédisent certains, il est devenu incontrôlable.
En 2002, alors que la grosse berline suisse me dépassait, j’ai eu cette vision. Nous étions des millions de types à nous traîner d’embouteillages en stations de péages, flashés par des radars, contrôlés par la police. Au dessus de nos têtes volaient des bolides conduits par des fantômes souriant comme des vampires.
DR