Avec un peu de retard, en attendant de fraîches nouvelles de Denis, le chapitre 3...
3.
Yvan Klébert et moi sommes amis depuis 1978. Je l’ai rencontré à l’université de Nancy. Il entrait en première année de sociologie. Il portait les cheveux longs noués par un catogan, des tenues qui n’avaient de négligées que l’apparence. Il rentrait d’un voyage en Inde et arborait autour du cou un collier en bois de santal. Il parlait facilement en public, donnait l’impression de maîtriser le monde et survolait avec une facilité déconcertante les cours de la fac. Passionné d’astrophysique, de linguistique et de mathématiques, il parlait anglais couramment, et réussissait tous ses examens sans jamais donner l’impression de travailler. On le surnommait Borg, en hommage au flegmatique tennisman suédois qui renvoyait inlassablement des balles de fond de court et finissait toujours par gagner ses matchs.
Nous avons partagé le même appartement pendant l’année de licence et de maîtrise. Pour être honnête, c’est lui qui payait une grande partie du loyer et de la bouffe. Mes parents étaient plus riches que les siens, mais j’étais en conflit avec eux à cette époque. Je mettais un point d’honneur à ne rien leur devoir. Klébert comprenait ma position, il la soutenait. Au fond, il a toujours été le plus révolté d’entre nous. Une révolte froide, argumentée. Je l’ai très rarement vu s’enflammer. Lorsqu’il me voyait m’emporter contre ma famille, l’éducation, le système inégalitaire de l’université –la bourgeoisie-, il me renvoyait un large sourire compatissant. J’étais plus timide que Klébert et moins imbattable en fond de cours. Je portais des lunettes, des cheveux mi-longs, sous un béret noir qui rappelait vaguement le Che. Etudiant en psycho, j’étais très concentré sur moi et sur une étudiante en Arts plastiques très belle qui sortait avec un garçon inscrit en licence de cinéma. Aujourd’hui, le garçon en question est script à France 3 Champagne, tandis que la fille très belle est dans la cuisine du haut en train de préparer le repas des enfants.
A l’université, beaucoup de choses nous séparaient Klébert et moi. Pendant qu’il arpentait les amphis devant des étudiantes énamourées, je me forçais à écrire et à étudier dans la solitude ma chambre en cité universitaire. Pendant qu’il créait son premier journal militant et organisait grèves et manifs, je passais mon temps au cinéma et dans les bibliothèques. Klébert combinait ses études, le syndicalisme étudiant et le métier de journaliste à mi-temps. Je m’enfonçais dans la lecture d’ouvrages savants traitant de philosophie ou de religion. Il me reste aujourd’hui des souvenirs si intermittents de ces lectures arides que je me demande si j’ai eu raison d’y consacrer autant d’énergie. En tout cas, de complices et co-locataires, nous sommes devenus amis. Puis, nous nous sommes trouvés comme des frères.
Vers la fin de notre cycle universitaire, en plus de ses études, Klébert travaillait à l’Est Républicain, faisait des piges pour Science et Avenir, et pour Libération, où il avait obtenu le titre envié de correspondant. Je ramais avec l’argent qu’il me restait sur un compte épargne que mes parents avaient judicieusement ouvert le jour de mes douze ans. Grâce à un emploi à mi-temps d’animateur dans un centre pour enfants autistes, j’arrivais à joindre les deux bouts. J’étais inquiet pour mon avenir. Klébert surfait sur l’existence, sûr de lui et heureux de vivre l’instant. Je me posais des questions, et encore des questions sur ce que je devais faire de ma vie. « Tu ne dois rien. Tu peux tout ! » disait Klébert. C’était son credo. C’était facile à dire pour lui. Plus dur à mettre en pratique pour moi.
Avec Klébert, tout semblait étonnement facile. Il avait répondu à toutes les questions que nous nous posions alors sur l’existence de Dieu, sur la nécessité de la création artistique ou de l’engagement politique, sur l’imminence d’une révolution ou l’influence des drogues sur notre développement mental. Klébert avait également des positions arrêtées sur la part que devaient prendre les femmes, le sexe ou l’amour dans nos vies. Jamais il ne semblait débordé ou prisonnier de quoi que ce soit. Je crois que pour lui, pendant ces années-là, les femmes étaient secondaires. Je ne l’avais jamais connu amoureux avant son histoire avec Karole.
Après plusieurs périodes de flottement et d’hésitation, une retraite chez des moines, diverses tentatives infructueuses chez des bouddhistes et des yogis, j’ai fini par passer mon diplôme de psychologue clinicien, puis par entrer en analyse comme on entre en religion. J’ai publié mes premiers articles à peu près structurés dans des revues pour psychologues et de chercheurs en linguistique. L’une d’elle s’appelait Autopsy, revue des cliniciens de l’Est. A l’époque, une psychanalyste plus âgée que moi, m’avait invité dans son lit, où il faisait bon et chaud. On faisait l’amour. On s’envoyait des bouteilles de Bourgogne et elle cuisinait des omelettes aux escargots. C’était assez dégueulasse, je ne disais rien. C’était les escargots ou le restaurant universitaire. Parfois, elle me racontait les histoires de ses patients. C’était fascinant.
Un jour, je me suis assis à la petite table de ma chambre d’étudiant et j’ai inventé une histoire à partir de ce qu’elle m’avait confié. J’avais intitulé mon récit: « J’ai passé quatre heures sous le divan d’un psychanalyste ». J’essayais, comme un espion tapi sous le divan, de rendre compte de la situation analytique. Surtout du point de vue du patient... Par les mots, je faisais revivre de la manière la plus vivante qui soit leurs émotions, leurs angoisses, leurs crises et les secrets qu’ils déballaient. Tout ce que je racontais était vrai. Seule la situation de départ était inventée. Mon récit avait fait la une de la Revue des cliniciens de l’Est. On n’était que trois au comité de rédaction, et les deux autres étaient absents... L’article m’avait valu les compliments de quelques collègues et aurait pu rester inaperçu s’il n’avait pas fait l’ouverture de la revue de presse de France Inter. Les retours ont alors été très violents. Tout le monde a cru que j’avais réellement espionné un psychanalyste. Seul Klébert était au courant de la supercherie. La situation le faisait rire. Il appelait ça « mon grand fait d’armes ». Mon histoire avec la psychanalyste s’est arrêtée là. Avec la revue de psychologie aussi. Ils n’ont jamais eu autant de réclamations de lecteurs et d’injures de psychothérapeutes.
Rédiger ce court texte m’a aidé à entrevoir qu’écrire seul dans ma chambre d’étudiant, en buvant de l’eau et en mangeant au restaurant universitaire, procurait un plaisir intense et différent de ce que j’avais connu jusqu’alors. Je me suis mis à beaucoup gratter, sans savoir où me mèneraient ces textes généralement liés aux personnages de mon quotidien. Je n’avais jamais retrouvé ce plaisir depuis.
« La psychanalyse par elle-même n'est ni pour ou contre la religion ; c'est l'instrument impartial qui peut servir au clergé comme au monde laïque lorsqu'il est utilisé pour libérer les gens de leur souffrance » a écrit Sigmund Freud. J’ai persévéré dans la carrière de clinicien, ai épousé l’étudiante des beaux arts aux yeux bleus. Elle n’aimait pas Klébert, se méfiait de lui, le trouvait arrogant et manipulateur. Forcément, Klébert et moi, on s’est moins vus. J’ai ouvert mon cabinet, me suis spécialisé dans les maladies infantiles, pour ensuite m’attaquer au monde des adultes. Mes parents m’ont aidé à m’installer.
Je fais ce boulot de psychanalyste depuis vingt ans maintenant. Ma clientèle est composée d’un tiers de chaque classe d’âge : un tiers d’enfants qui viennent souvent avec leurs parents, un tiers d’adultes, et un tiers d’adolescents. Ces derniers viennent consulter poussés par leurs parents qui craignent le suicide. Il y en a de plus en plus dans le pays. Pourquoi ce chiffre augmente-t-il avec une telle constance ces dix dernières années chez les adolescents ? Mon métier consiste à répondre individuellement à des questions que la collectivité rejette. C’est modeste, j’en conviens. Pour le reste, je n’ai pas à me plaindre de mon statut, ni de mes choix. Je gagne très correctement ma vie. Chaque année, j’écris un ou deux articles de fond dans des revues destinées à un public d’analystes ou d’analysants. Je suis parfois traduit et souvent invité à des congrès. Ce qui nous permet de voyager. L’an passé, nous sommes allés en Islande (ma femme s’est faite photographiée avec la chanteuse Björk que nous avons croisée par hasard dans un café).
J’ai longtemps vécu avec l’idée qu’il était impossible de changer le monde. Même très jeune ou en pleine crise d’adolescence, même à l’université quand je suivais Klébert. Je n’étais pas très à l’aise dans ces mouvements collectifs où chacun semble vouloir le bien de l’autre, sans jamais le vouloir vraiment. Je pensais qu’il était certes possible de rendre certains hommes meilleurs, ou en tout cas, plus heureux. Rien de plus. C’est sans doute pour cette raison que je suis devenu psychothérapeute, et pas journaliste comme Klébert. Lui, dès la fac, était très habile pour manier la dialectique. Il ne la ramenait jamais quand nous étions ensemble, mais avait la plupart du temps une longueur d’avance sur tout le monde.
Yvan Klébert est un pseudonyme. Il s’appelle en vérité Ivano Clebertini, fils de Mario et Ada Clebertini, retraités de l’enseignement (pour elle), et des Travaux Publics (pour lui). Klébert s’est marié, a eu une fille âgée aujourd’hui de six ans. Klébert vient de divorcer. Après avoir habité Nancy, Paris, puis Lyon, Genève, Londres et Saint Malo, il est revenu s’installer dans notre ville, pas très loin de la frontière. Klébert est docteur d’Etat en sociologie et en psycholinguistique, il a été assistant dans différentes facultés. Il est ensuite devenu journaliste, a écrit pour différents magazines généralistes. Klébert est l’auteur de plusieurs livres, des enquêtes, des reportages. Sur le dopage dans le sport, la « mafia » des notaires, l’emballement médiatique, la nouvelle pauvreté, le financement des partis politiques en Europe, les paradis fiscaux, l’analyse du discours pendant les débats télévisés, les liens entre certaines banques suisses et le troisième Reich, le « capitalisme clandestin ». Il me les a régulièrement envoyés avant leur sortie en librairie. Je les ai tous lus.
Le point commun de tous ces livres c’est la dénonciation du mensonge. Klébert poursuit une quête très personnelle, la recherche d’une vérité qui ne soit pas seulement la sienne. La vérité selon Klébert doit s’imposer aux autres. Elle s’inscrit à coup sûr contre l’idéologie molle de notre époque.
Grâce à la télévision, il a été très présent dans ma vie, beaucoup plus que moi dans la sienne. Je le voyais dans ces émissions qui passent tard le soir, et servent de rampe de lancement aux vendeurs de livres. On invitait Klébert pour sa fougue, ses réflexions fulgurantes et ses qualités de débatteur. Klébert a toujours choisi de monter au filet en choisissant des sujets à contre courant du matraquage médiatique. Borg idéaliste. Borg têtu. Tout semblait lui réussir. J’éprouvais à son égard un respect profond, un brin d’admiration, de l’envie pour sa vie aventureuse, mais aucune jalousie. J’ai pour lui une réelle affection. Je sais ce que je lui dois.
Quand je l’ai vu débarqué à la maison après une longue période de silence, même avec cette tête-là, même en pleurs, je n’ai pu m’empêcher de me réjouir. Le fait qu’il vienne vers moi était bien la preuve qu’au bout de vingt années, notre amitié était intacte. Elle était donc authentique. C’était une bonne nouvelle.
Quand j’ai refermé la porte, ma femme a insisté pour savoir qui était venu.
- Personne, j’ai fait.
Un psychanalyste apprend à s’économiser. Ma femme n’aurait pas manifesté une joie excessive en apprenant la réapparition de Klebert dans notre existence. Elle n’a jamais supporté ce qu’elle appelle son air supérieur et ce petit sourire qu’elle juge toujours ironique et narcissique.
Un an s’est écoulé depuis le coup de sonnette de Klébert. Nous sommes le 9 septembre 2004. Mon bureau est encombré de notes, de dossiers, de bout de chapitres raturés. Je reprends tout à zéro. Je sais que ma femme pense que je devrais arrêter. Ce travail a créé une tension entre nous. Elle pense que c’est de la folie, que j’y passe trop de temps. Je raconte ce que je vois. Je condense ce que m’a dit Klébert depuis un an. Je n’arrive pas à décrocher du visage si pâle de Justine Mérieux, ses grands yeux implorants, ses cheveux sagement ramenés en arrière, avec les petites taches de sang. Ses lèvres aussi.
3.
Yvan Klébert et moi sommes amis depuis 1978. Je l’ai rencontré à l’université de Nancy. Il entrait en première année de sociologie. Il portait les cheveux longs noués par un catogan, des tenues qui n’avaient de négligées que l’apparence. Il rentrait d’un voyage en Inde et arborait autour du cou un collier en bois de santal. Il parlait facilement en public, donnait l’impression de maîtriser le monde et survolait avec une facilité déconcertante les cours de la fac. Passionné d’astrophysique, de linguistique et de mathématiques, il parlait anglais couramment, et réussissait tous ses examens sans jamais donner l’impression de travailler. On le surnommait Borg, en hommage au flegmatique tennisman suédois qui renvoyait inlassablement des balles de fond de court et finissait toujours par gagner ses matchs.
Nous avons partagé le même appartement pendant l’année de licence et de maîtrise. Pour être honnête, c’est lui qui payait une grande partie du loyer et de la bouffe. Mes parents étaient plus riches que les siens, mais j’étais en conflit avec eux à cette époque. Je mettais un point d’honneur à ne rien leur devoir. Klébert comprenait ma position, il la soutenait. Au fond, il a toujours été le plus révolté d’entre nous. Une révolte froide, argumentée. Je l’ai très rarement vu s’enflammer. Lorsqu’il me voyait m’emporter contre ma famille, l’éducation, le système inégalitaire de l’université –la bourgeoisie-, il me renvoyait un large sourire compatissant. J’étais plus timide que Klébert et moins imbattable en fond de cours. Je portais des lunettes, des cheveux mi-longs, sous un béret noir qui rappelait vaguement le Che. Etudiant en psycho, j’étais très concentré sur moi et sur une étudiante en Arts plastiques très belle qui sortait avec un garçon inscrit en licence de cinéma. Aujourd’hui, le garçon en question est script à France 3 Champagne, tandis que la fille très belle est dans la cuisine du haut en train de préparer le repas des enfants.
A l’université, beaucoup de choses nous séparaient Klébert et moi. Pendant qu’il arpentait les amphis devant des étudiantes énamourées, je me forçais à écrire et à étudier dans la solitude ma chambre en cité universitaire. Pendant qu’il créait son premier journal militant et organisait grèves et manifs, je passais mon temps au cinéma et dans les bibliothèques. Klébert combinait ses études, le syndicalisme étudiant et le métier de journaliste à mi-temps. Je m’enfonçais dans la lecture d’ouvrages savants traitant de philosophie ou de religion. Il me reste aujourd’hui des souvenirs si intermittents de ces lectures arides que je me demande si j’ai eu raison d’y consacrer autant d’énergie. En tout cas, de complices et co-locataires, nous sommes devenus amis. Puis, nous nous sommes trouvés comme des frères.
Vers la fin de notre cycle universitaire, en plus de ses études, Klébert travaillait à l’Est Républicain, faisait des piges pour Science et Avenir, et pour Libération, où il avait obtenu le titre envié de correspondant. Je ramais avec l’argent qu’il me restait sur un compte épargne que mes parents avaient judicieusement ouvert le jour de mes douze ans. Grâce à un emploi à mi-temps d’animateur dans un centre pour enfants autistes, j’arrivais à joindre les deux bouts. J’étais inquiet pour mon avenir. Klébert surfait sur l’existence, sûr de lui et heureux de vivre l’instant. Je me posais des questions, et encore des questions sur ce que je devais faire de ma vie. « Tu ne dois rien. Tu peux tout ! » disait Klébert. C’était son credo. C’était facile à dire pour lui. Plus dur à mettre en pratique pour moi.
Avec Klébert, tout semblait étonnement facile. Il avait répondu à toutes les questions que nous nous posions alors sur l’existence de Dieu, sur la nécessité de la création artistique ou de l’engagement politique, sur l’imminence d’une révolution ou l’influence des drogues sur notre développement mental. Klébert avait également des positions arrêtées sur la part que devaient prendre les femmes, le sexe ou l’amour dans nos vies. Jamais il ne semblait débordé ou prisonnier de quoi que ce soit. Je crois que pour lui, pendant ces années-là, les femmes étaient secondaires. Je ne l’avais jamais connu amoureux avant son histoire avec Karole.
Après plusieurs périodes de flottement et d’hésitation, une retraite chez des moines, diverses tentatives infructueuses chez des bouddhistes et des yogis, j’ai fini par passer mon diplôme de psychologue clinicien, puis par entrer en analyse comme on entre en religion. J’ai publié mes premiers articles à peu près structurés dans des revues pour psychologues et de chercheurs en linguistique. L’une d’elle s’appelait Autopsy, revue des cliniciens de l’Est. A l’époque, une psychanalyste plus âgée que moi, m’avait invité dans son lit, où il faisait bon et chaud. On faisait l’amour. On s’envoyait des bouteilles de Bourgogne et elle cuisinait des omelettes aux escargots. C’était assez dégueulasse, je ne disais rien. C’était les escargots ou le restaurant universitaire. Parfois, elle me racontait les histoires de ses patients. C’était fascinant.
Un jour, je me suis assis à la petite table de ma chambre d’étudiant et j’ai inventé une histoire à partir de ce qu’elle m’avait confié. J’avais intitulé mon récit: « J’ai passé quatre heures sous le divan d’un psychanalyste ». J’essayais, comme un espion tapi sous le divan, de rendre compte de la situation analytique. Surtout du point de vue du patient... Par les mots, je faisais revivre de la manière la plus vivante qui soit leurs émotions, leurs angoisses, leurs crises et les secrets qu’ils déballaient. Tout ce que je racontais était vrai. Seule la situation de départ était inventée. Mon récit avait fait la une de la Revue des cliniciens de l’Est. On n’était que trois au comité de rédaction, et les deux autres étaient absents... L’article m’avait valu les compliments de quelques collègues et aurait pu rester inaperçu s’il n’avait pas fait l’ouverture de la revue de presse de France Inter. Les retours ont alors été très violents. Tout le monde a cru que j’avais réellement espionné un psychanalyste. Seul Klébert était au courant de la supercherie. La situation le faisait rire. Il appelait ça « mon grand fait d’armes ». Mon histoire avec la psychanalyste s’est arrêtée là. Avec la revue de psychologie aussi. Ils n’ont jamais eu autant de réclamations de lecteurs et d’injures de psychothérapeutes.
Rédiger ce court texte m’a aidé à entrevoir qu’écrire seul dans ma chambre d’étudiant, en buvant de l’eau et en mangeant au restaurant universitaire, procurait un plaisir intense et différent de ce que j’avais connu jusqu’alors. Je me suis mis à beaucoup gratter, sans savoir où me mèneraient ces textes généralement liés aux personnages de mon quotidien. Je n’avais jamais retrouvé ce plaisir depuis.
« La psychanalyse par elle-même n'est ni pour ou contre la religion ; c'est l'instrument impartial qui peut servir au clergé comme au monde laïque lorsqu'il est utilisé pour libérer les gens de leur souffrance » a écrit Sigmund Freud. J’ai persévéré dans la carrière de clinicien, ai épousé l’étudiante des beaux arts aux yeux bleus. Elle n’aimait pas Klébert, se méfiait de lui, le trouvait arrogant et manipulateur. Forcément, Klébert et moi, on s’est moins vus. J’ai ouvert mon cabinet, me suis spécialisé dans les maladies infantiles, pour ensuite m’attaquer au monde des adultes. Mes parents m’ont aidé à m’installer.
Je fais ce boulot de psychanalyste depuis vingt ans maintenant. Ma clientèle est composée d’un tiers de chaque classe d’âge : un tiers d’enfants qui viennent souvent avec leurs parents, un tiers d’adultes, et un tiers d’adolescents. Ces derniers viennent consulter poussés par leurs parents qui craignent le suicide. Il y en a de plus en plus dans le pays. Pourquoi ce chiffre augmente-t-il avec une telle constance ces dix dernières années chez les adolescents ? Mon métier consiste à répondre individuellement à des questions que la collectivité rejette. C’est modeste, j’en conviens. Pour le reste, je n’ai pas à me plaindre de mon statut, ni de mes choix. Je gagne très correctement ma vie. Chaque année, j’écris un ou deux articles de fond dans des revues destinées à un public d’analystes ou d’analysants. Je suis parfois traduit et souvent invité à des congrès. Ce qui nous permet de voyager. L’an passé, nous sommes allés en Islande (ma femme s’est faite photographiée avec la chanteuse Björk que nous avons croisée par hasard dans un café).
J’ai longtemps vécu avec l’idée qu’il était impossible de changer le monde. Même très jeune ou en pleine crise d’adolescence, même à l’université quand je suivais Klébert. Je n’étais pas très à l’aise dans ces mouvements collectifs où chacun semble vouloir le bien de l’autre, sans jamais le vouloir vraiment. Je pensais qu’il était certes possible de rendre certains hommes meilleurs, ou en tout cas, plus heureux. Rien de plus. C’est sans doute pour cette raison que je suis devenu psychothérapeute, et pas journaliste comme Klébert. Lui, dès la fac, était très habile pour manier la dialectique. Il ne la ramenait jamais quand nous étions ensemble, mais avait la plupart du temps une longueur d’avance sur tout le monde.
Yvan Klébert est un pseudonyme. Il s’appelle en vérité Ivano Clebertini, fils de Mario et Ada Clebertini, retraités de l’enseignement (pour elle), et des Travaux Publics (pour lui). Klébert s’est marié, a eu une fille âgée aujourd’hui de six ans. Klébert vient de divorcer. Après avoir habité Nancy, Paris, puis Lyon, Genève, Londres et Saint Malo, il est revenu s’installer dans notre ville, pas très loin de la frontière. Klébert est docteur d’Etat en sociologie et en psycholinguistique, il a été assistant dans différentes facultés. Il est ensuite devenu journaliste, a écrit pour différents magazines généralistes. Klébert est l’auteur de plusieurs livres, des enquêtes, des reportages. Sur le dopage dans le sport, la « mafia » des notaires, l’emballement médiatique, la nouvelle pauvreté, le financement des partis politiques en Europe, les paradis fiscaux, l’analyse du discours pendant les débats télévisés, les liens entre certaines banques suisses et le troisième Reich, le « capitalisme clandestin ». Il me les a régulièrement envoyés avant leur sortie en librairie. Je les ai tous lus.
Le point commun de tous ces livres c’est la dénonciation du mensonge. Klébert poursuit une quête très personnelle, la recherche d’une vérité qui ne soit pas seulement la sienne. La vérité selon Klébert doit s’imposer aux autres. Elle s’inscrit à coup sûr contre l’idéologie molle de notre époque.
Grâce à la télévision, il a été très présent dans ma vie, beaucoup plus que moi dans la sienne. Je le voyais dans ces émissions qui passent tard le soir, et servent de rampe de lancement aux vendeurs de livres. On invitait Klébert pour sa fougue, ses réflexions fulgurantes et ses qualités de débatteur. Klébert a toujours choisi de monter au filet en choisissant des sujets à contre courant du matraquage médiatique. Borg idéaliste. Borg têtu. Tout semblait lui réussir. J’éprouvais à son égard un respect profond, un brin d’admiration, de l’envie pour sa vie aventureuse, mais aucune jalousie. J’ai pour lui une réelle affection. Je sais ce que je lui dois.
Quand je l’ai vu débarqué à la maison après une longue période de silence, même avec cette tête-là, même en pleurs, je n’ai pu m’empêcher de me réjouir. Le fait qu’il vienne vers moi était bien la preuve qu’au bout de vingt années, notre amitié était intacte. Elle était donc authentique. C’était une bonne nouvelle.
Quand j’ai refermé la porte, ma femme a insisté pour savoir qui était venu.
- Personne, j’ai fait.
Un psychanalyste apprend à s’économiser. Ma femme n’aurait pas manifesté une joie excessive en apprenant la réapparition de Klebert dans notre existence. Elle n’a jamais supporté ce qu’elle appelle son air supérieur et ce petit sourire qu’elle juge toujours ironique et narcissique.
Un an s’est écoulé depuis le coup de sonnette de Klébert. Nous sommes le 9 septembre 2004. Mon bureau est encombré de notes, de dossiers, de bout de chapitres raturés. Je reprends tout à zéro. Je sais que ma femme pense que je devrais arrêter. Ce travail a créé une tension entre nous. Elle pense que c’est de la folie, que j’y passe trop de temps. Je raconte ce que je vois. Je condense ce que m’a dit Klébert depuis un an. Je n’arrive pas à décrocher du visage si pâle de Justine Mérieux, ses grands yeux implorants, ses cheveux sagement ramenés en arrière, avec les petites taches de sang. Ses lèvres aussi.
2 Comments:
"Nous avons partagé le même appartement pendant l’année de licence et de maîtrise."
"Pendant qu’il arpentait les amphis devant des étudiantes énamourées, je me forçais à écrire et à étudier dans la solitude ma chambre en cité universitaire."
"Un jour, je me suis assis à la petite table de ma chambre d’étudiant et j’ai inventé une histoire à partir de ce qu’elle m’avait confié."
"Rédiger ce court texte m’a aidé à entrevoir qu’écrire seul dans ma chambre d’étudiant, en buvant de l’eau et en mangeant au restaurant universitaire, procurait un plaisir intense et différent de ce que j’avais connu jusqu’alors."
Une petite relecture avant bon à tirer aurait permis d'éviter les incohérences...
un commentaire anegdotique sur une erreur sans intérêt de cohérence dans un texte qui n'a pas l'heur de passe la censure.
Censure tout aussi dérisoire mais bien décevante...
J'aurais aimé lire ma petite remarque que la voir ignorée...
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