L.Massoulier-vrai roman, faux polar, ou l’inverse.
Denis Robert chasse le requin au Luxembourg
Amateur de pêche au gros, Denis Robert titille le squale au Grand Duché, dans «La domination du monde», vrai roman, faux polar, ou l’inverse. L’écrivain égale le journaliste, confirme nos doutes et entretient l’espoir. Du grand art.
«J’ai longtemps vécu avec l’idée qu’il était impossible de changer le monde». Cette phrase est extraite du dernier roman de Denis Robert, La domination du monde, paru chez Julliard. Cette phrase pourrait figurer sur la pierre tombale de l’écrivain, comme un ultime pied-de-nez de celui qui, par ses enquêtes acharnées, ambitieuses et précises, s’est attiré les foudres, entre autres, du Grand duché du Luxembourg, paradis fiscal qui n’aime pas les vagues, du journal Le Monde, dont la domination dans le microcosme journalistique de notre beau pays n’est plus à démontrer, et, du coup, des journalistes eux-mêmes, qu’on aurait pu penser solidaires de leur confrère «indépendant» (c’est-à-dire qui n’aime pas les révérences), mais qui, bien au contraire ont préféré lui tourner le dos pour retourner à leurs compromissions d’avant-premières et de passe-droits, qui leur assurent une accessibilité sans limite à tout ce que la planète compte de spectacles truqués comme des marchés, d’enthousiasmes calculés et d’indignations sur commande.
En un mot, du vent. Denis Robert, lui, ne brasse pas beaucoup d’air, il ne s’agite pas en vain pour rafraîchir l’atmosphère, bien au contraire, il appuie où ça fait mal, jette un œil binoculaire sur la substantifique moelle des échanges entre les hommes: l’argent. L’argent et comment il disparaît, puis réapparaît, puis disparaît à nouveau, pour réapparaître sous une forme qu’on ne soupçonne même plus être de l’argent, ou presque. Denis Robert est parti en guerre contre les dissimulateurs. Pas des moulins à vent, non, des banquiers, des spécialistes de la finance, des acrobates du chiffre, de l’espèce sonnante, qui, en un tour de main informatique, sont capables de multiplier quelques centaines de milliards par quelques centaines de milliards pour obtenir...zéro. Rien. Que dalle.
Tout se transforme, tout disparaît. Comme si rien de tout cela n’existait vraiment, comme si l’argent, pourtant le nerf de toute guerre, était une espèce de matériau transparent, impalpable, soluble dans tout, et indétectable. DansRévélations, puis dans La boîte noire, le journaliste Denis Robert, qui a pour particularité de ne pas prendre les gens pour des cons, ni pour des spécialistes, mais juste pour des individus capables de comprendre parfaitement ce qu’on leur explique patiemment, nous exposait le lièvre qu’il avait levé, avec ses grandes oreilles, ses grandes pattes, et son gros ventre empli de billet. Un lièvre luxembourgeois donc secret, donc discret, donc froid comme une piste d’aéroport la nuit. De cet aéroport s’élèvent tous les conflits que nous voyons ensuite émiettés dans les journaux télévisés, ces conflits militaires, syndicaux, ces drames sociaux qu’on essuie d’un coup de serviette, d’une commissure l’autre, entre la poire et le fromage. Méticuleusement, patiemment, Denis Robert dévoile le pot aux roses, évente le mensonge. Il dévoile le truc.
Vous savez, dans tout tour de magie, il y a un truc. Qu’il vaut mieux ne pas savoir, d’ailleurs, sinon, le plaisir disparaît. Le plaisir de se faire duper. Si l’on dévoile le double fond, la sortie dérobée, la lame qui se rétracte, adieu la magie, adieu le charme. Denis Robert lève le voile, lui, et sans scrupule, parce que là, la magie n’opère pas. Ce n’est pas «Le Grand Cabaret», c’est «La plus grande lessiveuse du monde», ou une des plus grandes. Alors il nous relate, expose les faits, démontre, prouve, analyse, tout en rigueur et en stupéfaction: lui-même est effaré par l’ampleur du forfait. Lui-même n’en revient pas. Une sorte d’attaque du train postal avec un train postal qui irait de la Terre à la Lune, au moins. L’argent disparaît, et on ne sait pas comment. Ou plutôt, on ne savait plus comment. Jusqu’à Denis Robert. Aujourd’hui, Denis Robert l’écrivain, le romancier, enfonce le clou, dans La domination du monde, donc.
Ce roman, c’est un peu la boîte noire de La boîte noire, c’est l’histoire, plus ou moins romancée, de son enquête, de ses affres, des embûches et des troubles. C’est l’histoire d’un homme aux prises avec quelque puissance financière quasi occulte mais pourtant réelle, tellement réelle. C’est l’histoire d’une conviction aussi, d’une force d’âme, d’une certitude. C’est l’histoire d’un monde, le nôtre, notre réalité, et pourtant c’est une fiction. «C’est le monde à l’envers», comme l’écrit Robert. Et Robert, en plus, l’écrivain, écrit bien, écrit juste. Sans pathos, sans leçon, sans sermon, il écrit simple, il déroule le film de son faux polar comme s’il s’agissait d’un fil d’Ariane, seul capable de nous permettre de reprendre le chemin d’une vérité, peut-être pas ultime, peut-être pas décisive, mais sans doute plus présentable que la copie qu’on nous sert, jour après jour. La domination du monde est le roman d’un homme, citoyen, journaliste, partie prenante d’une société inégalitaire et biaisée, qui croit plus que jamais en son combat, qui, malgré quelques rouleaux compresseurs judiciaires lancés à vive allure sur sa personne, ne baisse pas les armes, continue, s’entête, convaincu qu’il tient le bon bout. «Un homme seul et déterminé peut beaucoup, même face à une hydre à mille têtes. A force de le faire passer, le message finira par les atteindre. Et par les laminer.»
Denis Robert n’a pas perdu. Nous non plus. Après tout, dominer n’est pas gagner.
Lilian Massoulier
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