P. Assouline
La situation est suffisamment inhabituelle pour être signalée : ce matin, un écrivain français est convoqué dans le cabinet d'une juge d'instruction luxembourgeoise afin d'y être inculpé pour diffamation. Une plainte a en effet été déposé contre lui par la Banque du Luxembourg, laquelle estime avoir été calomniée dans son livre Révélation$. Le moins étonné est l'auteur lui-même.
On pourrait croire qu'avec un sens consommé de la provocation, Denis Robert cherche les coups et les ennuis. Disons plutôt qu'il ne les redoute pas. Comme si c'était le prix à payer pour toute enquête qui se respecte. L'enquête, c'est son truc. Un moyen et une fin. Autrefois à Libération, désormais en solo dans ses livres, il défriche et dépiaute sans fin dès lors qu'il a une idée fixe en tête. Il ne faut pas chercher son modèle du côté du Woodstein des Hommes du président, mais plutôt dans les parages du Capote au sang-froid. Denis Robert a ce qu'il faut de naïveté, d'inconscience, de courage et de persévérance pour se faire une spécialité d'un genre où le risque majeur est d'être instrumentalisé et de verser dans la paranoïa.Alors la vision obsidionale du monde l'emporte sur l'analyse rigoureuse et documentée de sa complexité, et on perd toute crédibilité.
C'est lui qui avait révélé le scandale Clearstream en 2001 : il accusait alors la société de compensations (elle joue un rôle central dans les transactions financières entre les grandes banques mondiales) d'avoir dissimulé des opérations illégales telles que corruption et détournements de fond. S'ensuivit un bras de fer judiciaire qui manqua le ruiner ainsi que son éditeur, en procédures et frais d'avocat.
Denis Robert avait tenu bon malgré tout, même s'il ne cachait pas sa déception : peu soutenu par les confrères quand il n'était pas enfoncé par eux, déçu par leur suffisance et leurs insuffisances, il se voyait reprocher son amateurisme, son manque de sources et son incompétence dans la compréhension des mécanismes financiers. Dans le Nouvel Observateur (pas encore de lien) de ce matin, il reconnait :"Je ne m'attendais pas à un tel silence de la presse". L'an dernier, aussi amer qu'épuisé mais pas découragé pour autant, il m'avait dit : "Je vais tout raconter, l'histoire de l'histoire, l'affaire dans l'affaire, mais à travers un roman car la fiction peut dire aussi cette vérité là , elle me permettra d'en dire davantage sans aller au proçès". Il a tenu parole.
La domination du monde (347 pages, 20 euros, Julliard) vient de paraître et ne déçoit pas, vraiment pas. C'est du bon Denis Robert dès qu'on entre dans le vif du sujet, passé le premier tiers. L'histoire d'un type qui se sent lâché par ses repères, et qui bascule du jour où il est mangé par ce que vit un autre. Le titre est inspiré par un passage du Capital : "Toute classe qui aspire à la domination doit conquérir d'abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l'intérêt général". Du condensé de Marx. Il n'en faut pas davantage pour donner le ton à un livre, mâtiné de grands morceaux d'Albert Londres ("porter la plume dans la plaie") et de miettes de Kierkegaard pour dénoncer ces lourds secrets camouflés dans les couloirs silencieux des étages supérieurs.
Ses personnages sont très propres sur eux, ils jouissent d'une excellente réputation internationale (comme les patrons de Clearstream), avec les moeurs assorties, ils n'en sont pas moins à ses yeux l'incarnation des nouvelles mafias, parfaite illustration des dérives des démocraties. La double comptabilité et l'effacement des traces des transactions sont évoquées comme des crimes couverts par la chape de plomb du secret et de la respectabilité.
Thriller ou docu-roman, peu importe l'AOC. C'est peu dire qu'il s'agit d'un livre à clé sur les circuits de l'argent invisible : la Shark company, immense gare de triage de la finance internationale, pour Clearstream, l'Eglise de la Réconciliation pour l'Eglise de Scientologie etc. Mais le trousseau ne pèse pas trop pour dire les affres d'un journaliste qui est allé trop loin désormais pour se retirer.
" A force de le faire passer, le message finira par les atteindre. Et par les laminer" écrit-il in fine. Il y a du Don Quichotte en Denis Robert. Clearstream est son moulin à vent, l'informateur de l'intérieur Ernst Bakes son Sancho Pança, mais le Luxembourg a d'autres arguments que la vieille Castille. Il croit qu'un livre est un barrage. Qu'il peut changer le monde. Que le monde est transformable. Que la domination du plus grand nombre par un tout petit groupe n'est pas une fatalité. Ni Candide ni Albert Londres au bagne de Cayenne, il est plutôt Cary Grant alias Roger Tornhill dans La Mort aux trousses de Hitchcock (Photo). Du début à la fin, c'est tout le mal qu'on lui souhaite.
27/01/06, Pierre Assouline
La situation est suffisamment inhabituelle pour être signalée : ce matin, un écrivain français est convoqué dans le cabinet d'une juge d'instruction luxembourgeoise afin d'y être inculpé pour diffamation. Une plainte a en effet été déposé contre lui par la Banque du Luxembourg, laquelle estime avoir été calomniée dans son livre Révélation$. Le moins étonné est l'auteur lui-même.
On pourrait croire qu'avec un sens consommé de la provocation, Denis Robert cherche les coups et les ennuis. Disons plutôt qu'il ne les redoute pas. Comme si c'était le prix à payer pour toute enquête qui se respecte. L'enquête, c'est son truc. Un moyen et une fin. Autrefois à Libération, désormais en solo dans ses livres, il défriche et dépiaute sans fin dès lors qu'il a une idée fixe en tête. Il ne faut pas chercher son modèle du côté du Woodstein des Hommes du président, mais plutôt dans les parages du Capote au sang-froid. Denis Robert a ce qu'il faut de naïveté, d'inconscience, de courage et de persévérance pour se faire une spécialité d'un genre où le risque majeur est d'être instrumentalisé et de verser dans la paranoïa.Alors la vision obsidionale du monde l'emporte sur l'analyse rigoureuse et documentée de sa complexité, et on perd toute crédibilité.
C'est lui qui avait révélé le scandale Clearstream en 2001 : il accusait alors la société de compensations (elle joue un rôle central dans les transactions financières entre les grandes banques mondiales) d'avoir dissimulé des opérations illégales telles que corruption et détournements de fond. S'ensuivit un bras de fer judiciaire qui manqua le ruiner ainsi que son éditeur, en procédures et frais d'avocat.
Denis Robert avait tenu bon malgré tout, même s'il ne cachait pas sa déception : peu soutenu par les confrères quand il n'était pas enfoncé par eux, déçu par leur suffisance et leurs insuffisances, il se voyait reprocher son amateurisme, son manque de sources et son incompétence dans la compréhension des mécanismes financiers. Dans le Nouvel Observateur (pas encore de lien) de ce matin, il reconnait :"Je ne m'attendais pas à un tel silence de la presse". L'an dernier, aussi amer qu'épuisé mais pas découragé pour autant, il m'avait dit : "Je vais tout raconter, l'histoire de l'histoire, l'affaire dans l'affaire, mais à travers un roman car la fiction peut dire aussi cette vérité là , elle me permettra d'en dire davantage sans aller au proçès". Il a tenu parole.
La domination du monde (347 pages, 20 euros, Julliard) vient de paraître et ne déçoit pas, vraiment pas. C'est du bon Denis Robert dès qu'on entre dans le vif du sujet, passé le premier tiers. L'histoire d'un type qui se sent lâché par ses repères, et qui bascule du jour où il est mangé par ce que vit un autre. Le titre est inspiré par un passage du Capital : "Toute classe qui aspire à la domination doit conquérir d'abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l'intérêt général". Du condensé de Marx. Il n'en faut pas davantage pour donner le ton à un livre, mâtiné de grands morceaux d'Albert Londres ("porter la plume dans la plaie") et de miettes de Kierkegaard pour dénoncer ces lourds secrets camouflés dans les couloirs silencieux des étages supérieurs.
Ses personnages sont très propres sur eux, ils jouissent d'une excellente réputation internationale (comme les patrons de Clearstream), avec les moeurs assorties, ils n'en sont pas moins à ses yeux l'incarnation des nouvelles mafias, parfaite illustration des dérives des démocraties. La double comptabilité et l'effacement des traces des transactions sont évoquées comme des crimes couverts par la chape de plomb du secret et de la respectabilité.
Thriller ou docu-roman, peu importe l'AOC. C'est peu dire qu'il s'agit d'un livre à clé sur les circuits de l'argent invisible : la Shark company, immense gare de triage de la finance internationale, pour Clearstream, l'Eglise de la Réconciliation pour l'Eglise de Scientologie etc. Mais le trousseau ne pèse pas trop pour dire les affres d'un journaliste qui est allé trop loin désormais pour se retirer.
" A force de le faire passer, le message finira par les atteindre. Et par les laminer" écrit-il in fine. Il y a du Don Quichotte en Denis Robert. Clearstream est son moulin à vent, l'informateur de l'intérieur Ernst Bakes son Sancho Pança, mais le Luxembourg a d'autres arguments que la vieille Castille. Il croit qu'un livre est un barrage. Qu'il peut changer le monde. Que le monde est transformable. Que la domination du plus grand nombre par un tout petit groupe n'est pas une fatalité. Ni Candide ni Albert Londres au bagne de Cayenne, il est plutôt Cary Grant alias Roger Tornhill dans La Mort aux trousses de Hitchcock (Photo). Du début à la fin, c'est tout le mal qu'on lui souhaite.
27/01/06, Pierre Assouline
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home